Né en 1975, Arno Bertina est un collaborateur régulier de revues, notamment « Inculte », il a consacré plusieurs études à des écrivains contemporains et écrit de nombreuses fictions radiophoniques.
Entre 2014 et 2017, Arno Bertina effectue cinq séjours en République du Congo à Pointe-Noire et Brazzaville. Invité par ASI (Actions de solidarité internationale), il va animer des ateliers d’écriture et rencontrer au total une soixantaine de jeunes filles mineures qui « font la vie ».
Article paru dans l’Humanité en novembre 2015
Le dimanche 25 octobre avait lieu au Congo un référendum contre lequel la population venait de manifester le jeudi 22. Le bilan officiel de la répression (trois morts à Brazzaville, un seul à Pointe-Noire) diffère comme toujours de ce qui se dit dans la rue alors dans l’avion j’explore mentalement ce fossé. On n’est plus habitué à cette violence, en Europe, où tout est sous contrôle, où l’on ne meurt pas souvent parce qu’on a décidé de descendre dans la rue.
C’est à cela que je pensais, dans l’avion pour Pointe-Noire où j’allais passer quinze jours à l’invitation d’une ONG secourant des « filles vulnérables ». Si je connais plus ou moins le code régissant les rapports homme-femme, en France, si je sais plus ou moins comment circule le désir amoureux, et quel est la place des femmes dans notre société ; si j’en connais aussi les marges (les violences, les processus de domination, le rôle de la prostitution), je suis bien loin de pouvoir en déduire ce qui régit, au Congo, les échanges entre hommes et femmes. Mes précédents séjours en Afrique ne m’auront permis d’approcher qu’une chose : mon ignorance.
Actions de Solidarité Internationale est une petite ONG crée en 1986. Ces « filles vulnérables » sont des mineures que les équipes de maraudes ont approchées, qu’elles ont su convaincre de l’intérêt, pour elles, de fréquenter le centre ASI, dans le quartier de Tié-Tié, avec leur enfant (ils ont tous entre 6 mois et 4 ans), pour y suivre des cours d’alphabétisation ou des focus sur les questions de santé. Les plus assidues accèdent au programme de formation professionnelle ; à partir d’un projet construit avec l’équipe du centre, elles intègrent un atelier de rue (mécanique, soudure, couture, puériculture, etc.).
C’est avec l’une d’elles, Jeanne, que je vais pouvoir en parler, lorsque je vais visiter l’autre lieu géré par l’ONG, dans Pointe-Noire.
Sous la houlette de Bernadette, cinq mineures apprennent l’indépendance. Si elles n’ont pas de loyer à payer pour être admises dans ce foyer, les cinq filles-mères doivent néanmoins s’occuper des repas et de l’entretien. Jeanne et moi sommes penchés sur une bassine dans laquelle nous lavons une par une les feuilles d’oseille qui vont ensuite bouillir. Le travail est long pour un résultat maigre mais que c’est bon !
Jeanne est très heureuse de travailler à l’atelier de soudure de la partie du port gérée par Bolloré. Ce métier qui emploie si peu de femmes en Europe est ici privilégié par l’ONG car les garages automobiles et les casses-autos sont pléthores en Afrique sub-saharienne, où une voiture ne meure presque jamais car elle est toujours susceptible d’être réparée.
En les incitant à prendre des emplois d’homme, ASI éloigne ces mineures du rapport de domination ultra violent induit par la prostitution, et elle les mène jusqu’à un point d’égalité homme-femme qu’on peut voir comme le début d’une revanche. D’après Guy Obel Ahoue, chargé du suivi de ces filles placées, les patrons de ces ateliers ne semblent pas chiffonnés outre mesure par la féminisation de la profession. (La veille de mon départ, je vais trouver deux poules attachées au brasero de la cuisine. Un repas de fête pour me dire au-revoir ? « C’est le cadeau que nous apportons au patron de l’atelier où Reine Makaya va commencer demain sa formation. Une dote en quelque sorte. »)
Ce samedi-là, je vais photographier Ordanie, une des cinq jeunes femmes à vivre là. Son beau visage est sans regard, elle fixe un point qui n’existe pas. Cette absence au repas qui se prépare et aux enfants qui rient, il est trop tentant de l’interpréter quand on sait que cette ONG travaille à détourner ces filles-mères de cette « prostitution de survie » qui les amène à se perdre – dans des bars qui n’ont pas d’alcôves et pas de chambres, où elles sont exposées aux hommes qui les violentent ; qu’elles supportent en espérant sortir de la misère alors que ce qu’elles vivent les y maintient, précisément.
Mais le lundi matin il y a de l’électricité dans l’air, subitement : Ordanie approche, elle passe le portail, un foulard lui couvre une partie du visage. Il cache d’une manière très illusoire ce que les autres filles savent déjà : son love – qui est aussi le père de son enfant, l’a tabassée.
Elle a l’œil droit si tuméfié qu’elle ne peut plus l’ouvrir. Du coup son œil unique passe d’une tête à une autre avec un sentiment d’insécurité semblable à l’équilibre fragile de ceux qui vont sur une seule jambe. Ce tremblement augmente les rires des autres filles et pendant un temps, alors qu’elle était entrée dans la petite cour en faisant mine d’avoir quelque chose d’urgent à faire qui justifie qu’elle la traverse, elle va hésiter comme un animal qu’on harcèlerait – elle a le regard « par en dessous » des chiens battus – non avec un bâton mais à coup de vannes.
L’absence de compassion me glace : « C’est par jalousie, il ne voulait pas qu’un autre homme puisse l’admirer ». Une autre bénéficiaire, Nancy, jaillit de sous le haut-vent, mais Ordanie ne se laissera pas photographier – pour autant elle ne proteste pas, ni ne s’effondre, accablée par les banderilles ; elle me donnera même l’impression qu’elle pourrait rire, ses lèvres tremblent.
Quelques heures plus tard j’interrogerai Nancy. Ordanie est peut-être la plus chambreuse donc elles n’ont fait que lui rendre la monnaie de sa pièce. Mais c’est aussi qu’il faut blaguer pour n’être pas écrasé par la tristesse, et Ordanie d’abord : « Il faut l’aider à ne pas sombrer ». C’est enfin qu’elles sont habituées à ces traitements. La rue est violente, elles ont un « love » pour les protéger mais souvent c’est lui qui tape – banalité de cet horrible paradoxe –, et lui qu’elles hésiteront à dénoncer parce qu’elles n’ont pas les 10.000 francs CFA que demanderont les ripoux à l’heure d’enregistrer leur plainte. Puis, envoyer son love en prison reviendrait à ne plus être protégée, voire, quand c’est le père de son enfant, à ne plus être aidée financièrement. Un tout petit peu. Celles qui osent porter plainte la retirent souvent plus vite qu’elles ne l’ont déposée – sur les treize cas de violence enregistrés par ASI en 2015, pas un coupable n’aura fait de la prison.
Ordanie est allée au commissariat, elle. Accompagnée de ses parents. Parmi les bénéficiaires du programme, certaines filles ont encore quelques rapports avec leurs parents, de loin en loin. Mais la plupart sont orphelines quand elles n’ont pas été rejetées par leur famille. Taliane, par exemple, dont l’année de Terminale a été interrompue par ses parents, en quelque sorte, quand ils l’ont renvoyée. Taliane me confiera des choses horribles : comment son père l’a violée pendant trois ans, comment à l’âge de 15 ans elle a trouvé les ressources pour fuir et trouver refuge chez sa mère, dont le nouveau mari finira par l’exclure du domicile à cause de cet inceste.
« J’ai toujours pensé que j’étais maudite suite à ce qui s’est passé il y a quelques années. Cette pensée me noircit le cœur et m’affaiblit quelques fois, rien qu’à revoir toutes ces scènes je fais une crise d’hypotension. En parler ? Peut-être mais je crois que cela n’aboutira à rien vu que c’est ancré en moi. Il y a des choses que le cœur peut banaliser mais la conscience non. Le cœur est comme un tamis, les choses les plus douloureuses restent et les moindres passent comme si elles n’avaient jamais existé. Je peux penser que je n’y penserai plus, mais rien qu’en pensant que je ne veux plus y penser j’y pense. Presque difficile et impossible de ne pas vouloir penser à quelque chose qui domine son être. J’aimerais ne plus me sentir coupable et maudite pour une chose dont je n’avais même pas la connaissance mais qui me ronge petit à petit. »
Taliane
« Elles ne vivent que de ça » me dira Vivienne Dzobo, une éducatrice en charge des maraudesau cours desquelles ASI part à la rencontre des prostituées.
« Elles ne profitent pas de cetteviolence ; elles sont dedans, et elles développent une résistance malsaine, jusqu’à ne plus riensentir – notamment, pour certaines, grâce à la drogue » ou, pour celles qui auront subil’inceste, « en choisissant la prostitution comme un défi ou une vengeance » me dira FrankRolf Maboundou, qui est assistant social.
« Plus sa vie est infâme, plus l’homme y tient ; elleest alors une vengeance, une protestation de tous les instants » (Balzac).
Car bien souvent les exclusions se suivent et se ressemblent : exclues du cercle familial, les filles ne trouveront pas de mères de substitution dans la rue car les prostituées du centre-ville les rejettent immédiatement, qui voient dans cette chair fraiche une concurrence très déloyale m’explique Jean-Baptiste Mapangou, qui dispense des cours d’alphabétisation. Puisqu’une passe sera payée 15.000 francs CFA – contre 1500 dans les bars sordides des quartiers pauvres – l’argent achève de bousiller le peu de compassion dont chacune pourrait faire preuve. Elles tombent ainsi sous la coupe d’un love ou d’une ya-ya, et d’un leader (trois formes de proxénétisme) à qui elles reversent la moitié de ce qu’elles gagnent. Après une passe à 2 € 50, il ne leur reste donc qu’un euro et des poussières, si le client lui-même ne les vole pas, ou n’obtient pas d’elles des choses qui n’ont pas d’abord été contractualisées – gratuitement donc.
A cette violence qui blesse les corps et les âmes ne répondra qu’une seule chose. En fait deux. Le gynécée peut être un espace de sarcasme mais c’est aussi une sororité, le lieu d’un réconfort possible. Une connivence y est manifeste, qu’on pourra aussi retrouver, à quelques signes rares, aux abords des bars où elles se prostituent.
Le centre ASI prend la même forme à certaines heures car dans la cour elles se reposent, font des lessives et s’occupent de leurs enfants quand elles ne suivent pas les cours proposés. Elles échangent avec les infirmières, les assistants sociaux, etc. Ici elles peuvent un peu baisser la garde. Sous le soleil elles peuvent se dévoiler un peu, et ce n’est qu’à seize heures qu’elles se préparent, en s’épilant, en se maquillant, pour retourner dans ces lieux qu’elles connaissent, qui ont tout de l’ogre jamais rassasié. Alors au moins la journée aura-t-elle été cette fenêtre ouverte sur autre chose, donnant à scruter un horizon qui pourrait chaque jour devenir plus net.
L’intelligence de l’ONG – non confessionnelle – repose sur le fait de ne pas conditionner l’aide qu’elle dispense à la promesse de ne plus se prostituer. Cette intelligence est aussi celle de ses salariés chrétiens, ou croyants. Si la prolifération des églises évangéliques est encore venue ajouter une dose de violence à la vie de ces jeunes femmes (« Qu’un enfant refuse d’aller à l’église et il sera dit sorcier, et à ce titre exclu du foyer »), à l’inverse, Bernadette (éducatrice) ou Suzy (infirmière) dissocient admirablement le discours du soin et le discours moral. ASI parie sur un temps long (un cycle de trois ou quatre ans) pour arriver à les sortir de la prostitution.
Plus les pistes proposées seront solides (l’accueil, les soins, la formation professionnelle) plus ces mineures pourront se convaincre qu’elles ne sont pas maudites.
« Elles ont très tôt été rejetées, elles ne savent pas toujours s’occuper de leur enfant, ni vivre en communauté. Nous les aidons à regagner cette estime de soi qu’on leur piétine la nuit venue. »
Arno Bertina